A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu
Marc Lenot

La couleur, je veux dire la pure couleur, a, longtemps davantage intéressé les philosophes et les théoriciens que les artistes. Pour ceux-ci, jusqu’au XXème siècle, la couleur était, en complément ou en concurrence avec le trait, un instrument de leur expression artistique, et non un acte esthétique isolé. La première exception, c’est-à-dire la première fois qu’une couleur a été représentée comme un objet esthétique en soi, est, je crois, en 1617 une gravure entièrement noire due à Matthäus Merian dans un livre du médecin, physicien et rosicrucien Robert Fludd : dans ce traité, ce noir absolu était un symbole d’infini et une métaphore de la Genèse. Ensuite, il faut attendre Delacroix écrivant en 1852 dans son Journal : « La couleur est par excellence la partie de l’art qui détient le don magique. Alors que le sujet, la forme, la ligne s’adressent d’abord à la pensée, la couleur n’a aucun sens pour l’intelligence, mais elle a tous les pouvoirs sur la sensibilité. » Et, dès lors, Turner, Monet, Cézanne (qui écrit « j’imagine parfois les couleurs comme de grandes entités nouménales, des idées vivantes, des êtres de raison pure, avec qui nous pourrions correspondre. ») ouvrent la voie vers les peintres de la couleur pure : Malevitch en 1918, Rodchenko en 1921, les Delaunay, les artistes du Bauhaus comme Josef Albers et Johannes Itten, et bien sûr Yves Klein, Pierre Soulages, Piet Mondrian (« la couleur pure n’est pas affaiblie en suivant les modulations de la forme »), et les abstraits américains Ellsworth Kelly, Robert Rauschenberg, Ad Reinhardt, Mark Rothko, Barnett Newman («  Pourquoi devrait-on avoir peur du rouge, du jaune et du bleu ? ») et bien d’autres. Cette fascination des peintres pour la couleur n’est pas limitée aux abstraits : Pablo Picasso dit en 1974 à André Malraux ‘’avec une gravité soudaine et lasse’’ : « Tout de même, avant de mourir, je voudrais deviner ce que c'est, la couleur… ».

Philosophes et théoriciens ont examiné la couleur comme un sujet d’étude à la fois physique et sensible. Après le pionnier Alhazen au XIème siècle, on trouve Newton en 1704, Goethe en 1810, Chevreul en 1828 : ils s’intéressent à la caractérisation scientifique du rayonnement lumineux, à notre perception physiologique des couleurs, à leur classification ordonnée en cercles chromatiques. Goethe est le premier à affirmer la beauté d’une couleur en soi, sans référence symbolique, sans relation réaliste aux objets matériels, à en faire un objet de contemplation pour elle-même, et non comme une représentation ou une signification symbolique : une idée nouvelle qui nait avec le romantisme (mais ne sera traduite en peinture que près d’un siècle plus tard). Aujourd’hui, la couleur est essentiellement un signifiant ; les couleurs sont un langage, qui peut être « symbolique, amoureux, vital, sexuel, identitaire, utilitaire, marchand, guerrier, hiérarchique, conformiste, transgressif, etc. » et le langage des couleurs est devenu un « système visuel organisateur de l’écosystème urbain contemporain » (Hervé Fischer, Mythanalyse de la couleur, 2023). Nos écrans d’ordinateur nous offrent 16 millions de nuances de couleur : un nouveau langage, disait de manière prémonitoire Vilém Flusser en 1987-89 dans son projet Casa da Cor.

Dans l’art, la prédominance donnée depuis un siècle à la couleur sur la forme est un phénomène essentiellement pictural. Les photographes, eux, ne se sont guère libérés de la forme, de la représentation, et rares sont ceux qui ont réalisé des photographies n’ayant pour seul composant que la couleur. De plus, la plupart de ceux-ci ont davantage travaillé sur le noir, le blanc et le gris, en s’attachant bien plus aux nuances d’ombre qu’aux formes les portant, en traçant l’interaction de la lumière avec des formes, en général assez simples (depuis les Bowls de Paul Strand jusqu’aux Surfaces profondes de Julia Dupont). Plus rares encore sont ceux qui ont exploré le champ d’une abstraction colorée ; on peut mentionner Garry Fabian Miller et ses appareillages complexes dans sa chambre noire pour obtenir des géométries lumineuses dépouillées ; et maintenant Silvana Reggiardo avec cette nouvelle série, un prolongement de son travail antérieur.

Déjà, dans sa série La Mercuriale, Silvana Reggiardo photographie obstinément depuis chez elle une des deux tours Mercuriales de Bagnolet à toute heure du jour, en toutes saisons et par tous les temps, d’où une infinie variété de couleurs et de luminosités pour un motif invariant. Elle a photographié des formes quasi immatérielles, transparentes, incertaines, et que seule la lumière rend visibles : le ciel (Destiempo), les reflets du soleil dans la Seine (L’onde et l’écho), des jeux de lumière sur des vitres (L’air ou l’optique) ou des vitrines (Sans titre, New York), et même la diffraction de la lumière dans un objectif photographique (L’onde et l’écho II). Ses séries accumulatives lui permettent de dégager une typologie et d’explorer ainsi le mystère de la lumière et de l’écriture par la lumière qu’est la photo-graphie. Dans cette nouvelle série, espace couleur, elle joue avec la lumière et la couleur pour aller au-delà du visible.

On sait bien que, depuis l’invention de l’autochrome en 1903 jusqu’à aujourd’hui, les couleurs photographiques sont toujours le résultat de manipulations techniques, de « tricheries » pour satisfaire la vision revue et corrigée de la réalité que s’en font les publics (ou le marché). Hervé Fischer rapporte qu’un directeur technique de Kodak déclarait en 1987 : « Personne ne supporte que le monde soit représenté tel qu’il est. Les gens veulent retrouver sur leurs photos les couleurs ‘’magazine’’. Nous sommes obligés de fausser volontairement les émulsions. » Un exemple flagrant en fut le rendu des couleurs de peaux : jusqu’en 1990 les pellicules couleur étaient conçues pour optimiser le rendu des peaux blanches (la célèbre « Shirley Card »), alors que le rendu des peaux noires, moins intéressantes pour le marché, était terne et sans nuances.

Pour parler un peu de technique, la « température de couleur » est une échelle de valeurs permettant de caractériser la couleur émise par le rayonnement d’une source lumineuse par incandescence (lumière du soleil, lumière d'une flamme, lumière d'ampoules à arc, etc.). La température de couleur de la lumière blanche, celle émise par le soleil lorsqu’il est au zénith, correspond à un rayonnement d’un corps noir (radiateur de Planck) chauffé à 5800º K (degrés kelvin). Sa mesure permet de définir ce qu’est le blanc en photographie, de manière à obtenir un rendu adéquat de la couleur blanche quelle que soit la source de lumière : cette perception varie, elle dépend de la saison, de l’heure du jour (rouge puis jaune orangée lorsque le soleil se lève, bleutée lorsque le soleil décline), du temps qu’il fait, des couleurs de l’environnement, et bien sûr des sources d’éclairage artificiel. L’œil humain perçoit ces écarts mais notre cerveau corrige notre perception afin de nous permettre de continuer à percevoir un blanc plutôt « neutre » : de ce fait, il nous est difficile de saisir complètement toutes les nuances des variations de la lumière. On pourrait penser que les problèmes de calibrage des couleurs (qui, en photographie analogique, passaient par des choix de pellicules et de filtres) ont été résolus avec la photographie numérique. En effet, en photographie numérique, le choix de calibrage peut d’abord être fait au moment de la prise de vue, de manière manuelle ou automatique, pour corriger les déviances et « faire le blanc ». De plus, au tirage, le photographe (ou son tireur) peut aussi effectuer des corrections pour, s’il s’agit de photographie documentaire, être aussi fidèle que possible à la lumière naturelle, ou sinon pour obtenir des effets esthétiques particuliers. A travers ce calibrage de la lumière et du blanc, le photographe peut « corriger » les équilibres chromatiques d’une image afin de la rapprocher des codes visuels communément admis. Il peut ainsi donner l'illusion de rapprocher les équilibres chromatiques de ceux de la perception humaine, de ceux d’un univers idéalisé de "magazine", ou de nos jours, de ceux des images circulant sur les réseaux sociaux.

C’est ce mécanisme de correction que Silvana Reggiardo questionne dans sa série espace couleur, une interrogation sur l’origine de la couleur : est-ce l’appareil qui la génère, et qui donc manipulerait notre vision ? Pour ce faire, elle a simplement calibré son appareil sur « lumière du jour / soleil », correspondant à une température de couleur de 5800º K (lumière blanche), sans correction automatique de l’appareil, sans « balance des blancs ». De la sorte, elle a pu enregistrer les écarts de la couleur de la lumière à différents moments de la journée, et à travers les saisons, par rapport à cette valeur absolue du blanc à 5800º K, blanc qu’elle n’a jamais obtenu. Ces variations de couleurs qu’elle ne perçoit pas à l’œil nu car son cerveau fait une correction automatique (« je sais que c’est blanc, donc je le vois blanc ») ne lui deviennent perceptibles que par le biais de ce protocole photographique.

Dans ce projet, elle a simplement photographié, toujours depuis le même point, deux murs perpendiculaires, qui, je peux en témoigner, SONT blancs, celui de droite sur ces images étant face aux fenêtres, l’autre étant une paroi séparant deux pièces, perpendiculaire à la façade, avec un passage entre les deux murs. Elle a ainsi obtenu ces diptyques colorés dont les tons dépendent du temps qu’il faisait, de l’heure du jour, de la saison, de l’éclairage électrique ou naturel, des fenêtres et volets ouverts ou fermés, de la présence « perturbatrice » d’autres éléments colorés dans la pièce, et, qui sait, peut-être aussi de l’humeur de la photographe et des radiations qu’elle aurait inconsciemment émises. La partie gauche de la photographie, plus étroite, est quasiment parfaitement monochrome, mais sur la partie droite, celle du mur éclairé par deux fenêtres de part et d’autre de la paroi de séparation, la couleur n’est pas uniforme et on perçoit des variations, des modulations d’éclairage et de ton.

Cette série permet d’accéder à une nouvelle expérience de la couleur, où les couleurs sont disposées dans un espace à trois dimensions. Elle définit l'espace chromatique qu'un dispositif de vision peut reproduire par rapport à la vision humaine. Chaque dispositif a son propre espace couleur (l'espace couleur de l'appareil photographique n'est pas le même que celui de l'écran d'ordinateur, ni que celui de l'imprimante). L'espace plan de la feuille imprimée est le point de rencontre entre ces différents espaces (l'espace couleur de sa vision, l'espace couleur de l'appareil photographique, l'espace couleur de l'imprimante, l'espace d'un appartement éclairé, selon l'heure du jour par la lumière du jour et/ou artificielle).

Cette série est donc une nouvelle étape dans la démarche de Silvana Reggiardo de ne pas suivre l’usage courant, de tester les limites de l’instrument, d'explorer la dimension et l'expérience du monde qu’ouvre ce dispositif technique de vision qu'est le système photographique. Pour ma part, j’y vois une manière de récuser la normalisation, l’idéalisation des couleurs mentionnée plus haut, et donc une contestation de l’apparatus, comme dirait Vilém Flusser : un appareil photographique fonctionne selon un ensemble de programmes que la bonne pratique du photographe doit respecter. Contourner un de ces programmes, aller à son encontre, c’est se démarquer de la représentation programmée et aller ainsi vers des images qui ne s’intéressent pas à la véracité d’une représentation « fidèle » du réel, à l’index ou au référent, mais qui questionnent la substance même de la photographie.

Marc Lenot, 2024