Entretien avec Michel Poivert

5 novembre 2007, INHA


OBJET TÉLÉVISION

Quand as-tu commencé ton travail photographique et quelle formation as-tu suivie ?

J’ai commencé mon travail photographique il y a environ quinze ans. J’ai fait le collège et le lycée en France (je suis née en Argentine et je vis en France depuis 1978) puis j’ai entamé des études scientifiques que j’ai abandonnées pour faire l’école Louis Lumière à partir de 1987 à Paris. J’ai ensuite fait un bref passage par la 3ème année des Arts décoratifs.
Pendant une dizaine d’années j’ai mené une activité professionnelle de journaliste photographe, puis j’ai repris mes études pour réorienter mon activité professionnelle vers le multimédia et depuis 6 ans je travaille dans l’internet.

Depuis dix ans, un travail personnel s’est mis en place : voici la série intitulée Objet télévision. Comment se définit la thématique de ce travail ? Et quand as-tu commencé ce travail ?

Objet télévision, Paris 1997

En 1990, je terminais mes études avec un dossier artistique très médiocre. Grâce, ou à cause du laisser passer auquel j’avais droit du fait de mon inscription à Louis Lumière je n’avais pas fait grand chose d’autre, pendant mes études, que d’aller au cinéma.
Pour pouvoir m’intégrer dans une logique professionnelle, j’ai commencé par réaliser un travail documentaire sur les chambres de bonnes à Paris. C’était une galerie de portraits d’individus dans leur intérieur : des étudiants, des ouvriers, des femmes seules et des personnes âgées.
Dans le cadre de ce projet, alors que je réalisais le portrait d’une vieille dame dans une chambre surchargée d’objets de toutes sortes, j’ai vu surgir un œil dans la télévision allumée. De manière impulsive j’ai photographié l’écran et les objets qui l’entouraient.
Cette image a résonné dans mon esprit et deux ans plus tard j’entamais la série « Objet télévision »

C’était donc une première série et une première reconnaissance ?

J’ai commencé cette série alors que débutais comme photographe j’ai donc mis pas mal de temps à l’aboutir. Le travail e été réalisé en trois phases, j’ai réalisé les premières images vers 1992, j’ai repris le projet en 1994 puis comme je manquais soit d’argent, soit de temps, la plupart du temps des deux, j’ai décidé de présenter les premières images à des bourses et des prix, afin de rassembler un budget suffisant qui me permette d’arrêter mon activité professionnelle le temps de terminer la série. C’est grâce au prix Moins trente et à une aide individuelle à la création de la DRAC Île de France que j’ai pu terminer ce travail. Les premières images ont été présentées en 1996 au Centre national de la photographie à Paris dans le cadre du prix « moins 30 ».

Cela a-t-il été un élément déclencheur pour se diriger vers une scène clairement identifiée « création » ?

Je suis entrée dans la photographie avec une réelle vocation professionnelle, j’ai toujours beaucoup aimé l’univers des magazines : la mise en page, le graphisme, le rapport image/texte. J’envisageais l’image dans l’espace de son support et je souhaitais développer mon travail dans un dialogue permanent avec les journalistes, le directeur artistique, les maquettistes… J’ai eu la chance de connaître cette qualité de travail au sein de « Urbanisme et Architecture », magazine où j’ai débuté et pour lequel j’ai travaillé pendant deux ou trois ans. Les premières images d’Objet télévision ont été publiées dans ce mensuel. Par la suite, je n’ai jamais vraiment retrouvé ce dialogue dans les autres revues avec lesquelles j’ai collaboré. Face à l’incompréhension grandissante avec mes interlocuteurs professionnels, j’ai fini par me sentir mal à l’aise dans le cadre de la commande et à glisser vers une pratique chaque fois plus personnelle et artistique.

As-tu une lecture plus esthétique que sociologique de ce travail ?

Je n’ai jamais eu l’intention de donner une dimension sociologique à ce travail. Je suis consciente que le protocole que j’ai choisi peut fausser la lecture des images : j’ai photographié un objet du quotidien, la télévision, dans des intérieurs que je n’ai pas voulu mettre en scène, qui sont tels que je les ai rencontrés. J’ai également choisi de réaliser une série, mode opératoire qui pourrait être interprété comme une volonté de dégager des typologies à force d’accumulations.
Il ne faut pas oublier le contexte dans lequel j’ai réalisé la première image. Ce qui m’a fascinée, d’abord, c’est la façon dont une image projetée dans un espace interagit avec les objets qui l’entourent, elle acquiert et donne un sens nouveau. Dans les images de cette série la dimension sociologique est même niée au profit d’une narration qui n’a plus rien à voir avec les objets représentés. Il y a une relation de disjonction : une image apparaît et se met à travailler avec l’environnement sans pour autant être un commentaire ou une illustration.

Est-ce que les images étaient arrêtées ou en cours de diffusion ? Comment cela se passait-il techniquement ?

Comme je n’avais pas la possibilité de préparer un lot d’images à diffuser pendant les prises de vues, je me contentais de photographier les images qui étaient projetées par les programmes de télévision pendant ma présence sur les lieux.
Pour obtenir l’image de l’écran de télévision allumé dans des conditions optimales je devais régler mon appareil à f 5/6 et au 15e de seconde, les conditions de prise de vue étaient contraintes par ce problème technique. Lorsque je manquais de lumière je compensais avec un flash d’appoint, lorsqu’il y en avait trop, si j’en avais la possibilité, je coupais le flux avec les rideaux, les volets ou j’attendais que la nuit tombe.
La faible vitesse d’obturation, m’imposait de travailler sur pied. Je choisissais alors un seul point de vue, que j’évaluais très rapidement au moment où j’entrais dans la pièce. Ensuite, en fonction du choix du cadrage et des images qui défilaient, la télécommande dans une main, l’obturateur dans l’autre, je zappais et je photographiais en réagissant à des associations d’idées. C’était une réaction compulsive aux objets et aux images diffusés !

Combien de prises de vue faisais-tu ?

Ce mode opératoire exigeait beaucoup de concentration et de réactivité, je ne restais jamais plus d’une heure. J’utilisais une pellicule, une pellicule et demie.

Est-ce que tu agençais le lieu ?

Non, je ne mettais rien en scène. De toutes façons je ne pouvais pas prévoir les images auxquelles je réagirais. La réalité fait parfois bien les choses, je faisais confiance à tous ces objets qui étaient là, même à ceux qui perturbaient l’image en raison, parfois, de leur mauvais emplacement.

Il existe un côté un peu « happening » : il se passe quelque chose dans cette relation entre la diffusion des images et leur contexte, des choses auxquelles on ne prête pas attention habituellement. En général, il y a un décorum intérieur classique ; la télévision sert de socle à des œuvres d’arts mineures et il y a une disjonction culturelle. Mais ici on voit que tu t’amuses à jouer avec certains éléments comme la symétrie, ça doit être intéressant à réaliser ? Est-ce qu’il existe un côté ironique, nostalgique, cynique ou affectueux dans le projet ? Quelle distance conserves-tu ?

Objet télévision, Paris 1997

Objet télévision, Paris 1997

La télévision est un objet central dans la maison, éteinte c’est un volume gris un peu honteux et inutile, sur lequel se déposent un tas d’objets, allumée elle devient une sorte de point de fuite autour duquel gravitent les objets et même l’espace. On n’y prête pas forcément attention car, lorsque la télévision est allumée, nous sommes captés par les images en mouvement. Dans cette série, l’acte photographique
fait une sorte de mise à plat et met tous les objets photographiés au même niveau, il n’y a plus de hiérarchie entre l’image télévisuelle et le reste. Jouer de la symétrie, de la composition me permettait de détourner cette image et de proposer un autre circuit au regard.
Mon regard est plutôt ironique, cette ironie me concerne aussi puisque j’ai même réalisé un autoportrait en photographiant mon appartement.

Cette série pourrait être considérée comme un témoignage historique en considérant le rapport que nous entretenons aux techniques aujourd’hui : les écrans se fondent sur des surfaces et non plus dans les meubles, la télévision se décentre dans l’habitat. L’image dans l’environnement engage un travail formel. Même si la dimension de ce travail n’est pas sociologique, on a l’impression que certains intérieurs ont déjà existé dans la nouvelle génération.

Objet télévision, Paris 1997

Objet télévision, Paris 1997

Ce qui est visible dans ce travail c’est la capacité de l’image à sortir de son cadre. C’est une réalité d’autant plus forte aujourd’hui qu’il y a une profusion d’écrans, de télévisions, d’ordinateurs et qu’ils se fondent avec la surface du mur.

Ces images ont-elles un titre ?

Non, le titre des images est celui de la série, Objet télévision.

En termes de dispositif artistique, connaissais-tu les gens chez qui tu allais ?

Je ne connaissais pas les gens qui m’accueillaient, j’obtenais les coordonnées de ceux qui allaient m’ouvrir leur porte par le bouche à oreille. Je suis d’abord passée par le réseau de mes amis, puis je demandais aux gens qui m’accueillaient de me fournir à leur tour une liste d’adresses.
Je prenais rendez-vous par téléphone et j’essayais d’en apprendre le moins possible, des intérieurs comme des personnes que j’allais rencontrer. Je ne faisais pas de repérages, je découvrais les lieux au moment des prises de vues.

As-tu été influencée par des travaux existants sur des vidéogrammes ?

Pas consciemment, j’étais une grande admiratrice de Lee Friedlander que j’avais découvert quand j’étais étudiante et j’avais un livre sur son travail. Mais c’est après avoir terminé ce projet que je me suis rendue compte qu’il avait, lui aussi, photographié des télévisions allumées dans des hôtels.

La question sociologique est là, sans être posée explicitement car on est dans des environnements contemporains avec des « désordres » pour reprendre le terme de Garnell, qui sont culturels : quelles ont été les réactions face à cette série ?

J’ai d’abord montré mon travail au milieu de la presse dans lequel je travaillais alors. Et effectivement on a essayé de tirer ce travail vers une dimension sociologique : on me réclamait systématiquement des anecdotes sur les intérieurs, ou des données socioprofessionnelles sur les gens qui y vivaient. J’étais incapable de répondre car j’avais pris soin de ne pas récolter ce genre d’information. Quand je montrais
ces images, on me reprochait de « ne pas raconter d’histoire ». A quoi je répondais que l’histoire se passait là, à l’intérieur de la photographie entre l’image de la télévision et ce qu’il y avait autour.

Ces objets sans intérêt et disposés autour de la télévision deviennent des sculptures, des sortes de ready-mades par ce travail. La télévision participe de cette construction intérieure, on a l’impression que ce sont des installations : finalement, est-ce qu’on ne regarde pas des salles de musées ?

Objet télévision, Paris 1997

Objet télévision, Paris 1997

Dans cet intérieur la lampe, la plante verte et la télévision sont tous sur pied, et ont été disposés sur le même plan. L’alignement et la confrontation de ces trois objets dans cette espèce de sérialité fait ressortir leur dimension grotesque. De mon côté, en choisissant un point de vue frontal, en faisant dialoguer l’image de la télévision, dans laquelle on voit une femme dans son bain, avec le lave-vaisselle, qu’on devine au second plan par la porte ouverte de la cuisine, j’appuie le trait sur ces rencontres
improbables. Pour l’anecdote : l’intérieur où j’ai réalisé cette image était un duplex du treizième arrondissement de Paris. En face de la télévision, en hors champ, il y avait une magnifique bibliothèque.
Je suppose que ces trois objets correspondaient juste à une petite touche de mauvais goût et d’autodérision de la part des propriétaires.

As-tu étudié l’architecture, l’aménagement intérieur indépendamment de la photographie ?

Je suis fille d’architecte, j’ai failli faire des études d’architecture, mes premiers commanditaires ont été « Urbanismes et architectures », « L’union nationale des HLM », « Marie Claire Maison »,…J’ai ainsi développé une forte sensibilité pour les problématiques liées à l’espace, à l’architecture et à l’urbanisme.

Les gens sont absents et pourtant un certain érotisme se manifeste dans les images. Est-ce une volonté de faire ressurgir les corps dans un milieu qui paraît inhabité?

Au fur et à mesure que j’avançais dans ce travail je me suis rendue compte à quel point la télévision morcelait les corps. J’ai effectivement voulu les faire resurgir dans une dimension érotisée et fétichisée.

La dimension du clin d’œil va disparaître progressivement de ton travail ?

Objet télévision, Paris 1997

Objet télévision, Paris 1997

Lorsqu’on regarde ces images les unes après les autres on a une dimension ironique et amusée qui ressort très nettement. Cependant lorsque j’ai exposé pour la première fois l’ensemble du travail, j’ai compris durant l’accrochage, à quel point ce travail pouvait également être claustrophobique. La dimension ironique s’estompait pour laisser la place à un sentiment d’étouffement.

Quels sont les formats de ces images ?

Ce ne sont pas des images très grandes : les images mesurent 40 x 60 cm, 50X70 cm avec leur encadrement.

L’humour se dissout dans cet espace comprimé : comment envisage-t-on un autre travail ensuite ? Est-ce que cela engage un nouveau rapport à l’architecture ?

Objet télévision a émergé de manière intuitive puis il est entré en résonance avec la lecture d’un livre intitulé, L’invention de Morel écrit par Adolfo Bioy Casares. C’est un roman qui m’a beaucoup marquée et qui m’a permis d’orienter mon travail vers une démarche beaucoup plus affirmée, beaucoup plus consciente d’elle-même.

LES PRÉSENCES DÉSAGRÉGÉES

Les présences désagrégées, Paris 1998-2000

Les présences désagrégées, Paris 1998-2000

L’invention de Morel est un grand texte de fiction sur l’enregistrement de l’image étroitement lié à la pensée de Jorge Luis Borges. Dans le titre que tu donnes à la série dont nous allons découvrir les images, tu reprends les termes du livre, c’est-à-dire : « les présences désagrégées ». Tu vas sortir de l’intérieur mais retrouver dans l’extérieur ce qu’on va décrire comme des phénomènes de miroitement, de simulacres sous la forme d’images panoramiques.Ce sont des images qui ont été exposées ?

Elles ont été exposées à Lyon en 2004 et à Toulouse en 2001. L’ensemble est constitué de 9 images panoramiques de 100 x 250 cm, réalisées à partir de reflets captés dans les transparences et les miroirs des vitrines parisiennes. Les images sont réalisées sous forme de montages de photographies accolées les unes aux autres. Pour ce travail j’ai dû sortir du cadre proprement photographique. Je souhaitais donner une sensation de glissement d’une image à une autre, favoriser un regard latéral. Pour faciliter les photomontages, il m’a fallu apprendre à déconstruire les images.

Il y a une perte de repères. Là aussi on retrouve un thème cher à l’histoire de la photographie : la transparence, la vitrine. Regardais-tu par exemple le travail de Dan Graham ? Quel était ce phénomène autour du miroitement ?
À l’époque je découvrais D. Graham. Le travail de cet artiste m’a beaucoup influencée. Je lisais également les écrits de Walter Benjamin qui parlaient des passages, de la vitrine, du miroir dans Paris. La présence de miroirs dans les vitrines et sur les façades, le plus souvent à l’angle des rues, est une spécificité de l’architecture parisienne du dix-neuvième siècle. Je ne connais pas d’autre ville qui en
possède autant.

L’idée de développer l’image de façon latérale t’intéressait ? As-tu cherché à recréer un travelling ?

J’avais envie de montrer un parcours. L’idée était de présenter les images comme un travelling à travers la région parisienne. Je souhaitais reproduire la perception de la ville qu’éprouve le piéton dans la marche lorsque se superposent à son champ visuel les miroitements et les reflets, lorsque dans la rencontre avec un miroir son regard est projeté vers les espaces hors champ.
Cela rappelle l’idée d’inconscient optique développée par W. Benjamin : on voit sans regarder.
Un autre texte qui m’a beaucoup influencée, c’est la nouvelle Avenue de mai –Diagonale - Avenue de mai, écrite par Juan Carlos Onetti, un autre écrivain argentin. A travers la marche d’un homme, l’écrivain décrit une superposition d’images réelles et mentales, faite de souvenirs de la perception de la ville et d’associations d’idées.

Plastiquement, graphiquement, comment se passe la scansion entre les opacités, les lumières ? Une gamme chromatique est choisie. Quels sont les effets que tu cherches à produire ?

Les montages étaient très simples, il s’agissait juste de 3 à 5 images mises côte à côte. J’ai d’abord constitué un corpus d’environ 600 images numérisées.
Pour donner cet effet de travelling, il était important que le regard circule de manière fluide, il fallait gommer au maximum les ruptures entre les images. J’ai sélectionné les photographies, les unes par rapport aux autres, en jouant sur les rappels colorés, sur les effets de contraste provoqués par les passages intérieurs / extérieurs et sur les effets de perspective.

Comment a été perçu ce travail ? Était-il considéré comme de la photo de rue, de la photo expérimentale ? Est-ce qu’elles ont été publiées et quels sont les formats ?

Ce travail est très imprégné de l’esthétique de la photographie de rue, c’est peut-être la raison pour laquelle certains puristes m’ont reproché d’avoir retravaillé les images et m’ont soupçonné d’une intervention plus profonde qu’elle ne l’était en réalité.

Une photographie a été publiée dans « Europa, l’esprit des villes » le catalogue de la biennale « Septembre de la photographie » de Lyon, en 2004.

C’est un rapport à l’urbanisme et à l’architecture qui forme un contrepoint avec la série Objet télévision. Un contrepoint qui n’est pas naturaliste mais expérimental. Tu vas chercher à explorer le travail sur la vitrine de façon plus systématique dans les séries qui vont suivre. Est-ce qu’il y a une prise de distance par rapport à cette expérimentation ? Enfin, est-ce que cela a engendré une rupture dans ton travail?

Non, pour moi il ne s’agit pas d’une rupture mais plutôt d’une continuité. « Les présences désagrégées » m’a imposé un certain parcours de la ville qui m’a fait découvrir d’autres lieux, d’autres architectures. C’est grâce à ce travail que j’ai commencé à m’intéresser à la capacité de l’architecture à produire de l’image. Une architecture qu’elle soit intérieure ou extérieure peut produire des images. Je pense que c’est très fort dans l’architecture moderniste car c’est une architecture qui privilégie l’expérience du regard.

LIEUX COMMUNS : PAYSAGES

Tu confrontes l’image idéaliste que l’on a de l’architecture moderniste à son caractère orthonormé, mais en même temps, il y a un effet d’envahissement des formes naturelles. Est-ce de l’ironie à nouveau, ou un travail formel ?

Il y a dans l’architecture moderniste une géométrie, un ordre que je reproduis par la frontalité de certains points de vues mais, en me concentrant, dans cette architecture, à ses jardins intérieurs, à ces aménagements verts, je la confronte également au désordre provoqué par cet envahissement des formes naturelles. Paysages intérieurs qui ont sans doute été conçus avec une grande maîtrise et rigueur il y 40 ou 50 ans mais qui avec le temps ont fini par déborder de leur cadre.

Alors cette série concerne Paris mais avec des problématiques repérées à Buenos Aires ?

« Lieux communs : paysages » et « Lieux communs : intérieurs », bien que très différents, sont étroitement liés. Le projet de faire un travail sur l’architecture moderniste est né à Buenos Aires où je me suis rendue en décembre 2000.
En Argentine, l’essor de cette architecture coïncide avec une période de grande aisance du pays qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale, s’est enrichi avec l’exportation de viande et de céréales vers l’Europe, le modernisme répond également à un signe d’appartenance au credo occidental. A Paris le traitement et la place de cette architecture dans la ville sont totalement différents car elle correspond à période de l’après-guerre et de la reconstruction.
Ces lieux communs font partie d’immeubles construits dans les années 1950-1970 et à cette époque, ils étaient considérés comme des immeubles de grand standing . C’est une architecture qui a bien vieilli. Je pense qu’on peut dire ça aujourd’hui car qu’il y a un retour à cette esthétique. On peut retrouver une inspiration de ces aménagements verts par exemple dans la boutique Balenciaga que Dominique Gonzales Foerster a conçue avenue George

LIEUX COMMUNS : INTÉRIEURS

Il serait intéressant de voir la série réservée à l’Argentine et de voir ce que tu voulais faire en premier lieu et qui n’a finalement était fait que dans un second temps.

Lorsque en 2000 je suis allée en Argentine le pays rencontrait déjà des problèmes financiers graves. On commençait à parler d’ne possible dévaluation du Peso.

Lors de ce premier séjour, hébergée dans un quartier chic où réside la classe aisée au pouvoir, j’avais été frappée par des halls d’immeubles d’habitation aménagés comme des salles d’attente, avec des fauteuils, des tables basses, une lumière tamisée. Ces vastes espaces sont visibles depuis la rue, grâce à de grandes baies vitrées donnant sur l’extérieur.
Lorsque je me suis rendue à Buenos Aires, en mars 2002, pour réaliser les photographies, le pays allait très mal : la monnaie s’était effondrée et les classes moyennes étaient laminées. Mon rapport à ces espaces à complètement changé. Si dans un premier temps je m’étais intéressée à ces entrées par leur dimension théâtrale, confrontée à la crise argentine ces lieux sont devenus pour moi les symptômes de la classe politique au pouvoir et des classes moyennes qui continuaient de feindre appartenir au monde occidental.

En termes d’architecture, tout va être plus efficace car tu as fixé un vocabulaire fondé sur la rigueur moderniste. On trouve des dispositifs extrêmement soignés du passage intérieur/extérieur.

Pour des questions de moyens j’ai été obligée de mettre en place un protocole très strict. Je n’avais que trois semaines pour réaliser les images et je ne pouvais pas envisager de revenir. J’effectuais les repérages dans la journée et je revenais le soir pour photographier les lieux. Je développais mes films sur place. Si les prises de vues ne me convenaient pas, je recommençais.
Je souhaitais photographier ces vitrines comme des boîtes lumineuses. Je cherchais à reproduire un effet d’écran, c’est la raison pour laquelle j’ai choisi le moment du crépuscule. Ma position était celle d’une spectatrice, résolument à l’extérieur, je me plaçais soit de face soit à 45 ° lorsque je manquais de recul.
Le format carré m’imposait de ne privilégier ni l’horizontalité, ni la verticalité, en même temps que j’introduisais une redondance avec le volume architectural. La frontalité du point de vue me permettait de ramener l’architecture à une surface de projection.
Ce qui est intéressant c’est de constater que l’on peut retrouver ce que tu as mis en place dix ans auparavant : la compréhension de l’intérieur mais transposée cette fois, à l’extérieur, l’isolement des motifs qui sont mis en scène, la part d’ironie, de fascination, ce rapport à l’architecture et à l’urbanisme et enfin, la déshumanisation non pas au sens psychosociologique mais au sens formel du terme.

Comment est-ce que tu te situes dans la prise de vue ?

Il est vrai que dans ce travail on n’est pas très loin des images projetées dans un espace que l’on trouve dans « objet télévision ». Ici ce qui est projeté c’est une représentation sociale.
Par contre, par rapport à « lieux communs : paysages » ma position est plus radicale : dans la précédente série je me positionnais à l’extérieur comme à l’intérieur des espaces, je les traversais d’avantage, je m’immergeais, je m’en amusais, ici je me tiens à distance, je m’exclue. Mon regard est certes fasciné par la dimension théâtrale de ces lieux, mais il reste critique par rapport à ce qui s’y joue.

Et que sont devenus ces bâtiments ? Existent-ils toujours ?

Ces bâtiments sont toujours là. Ces quartiers n’ont pas souffert de la crise.
La société argentine est une société des apparences, ces vitrines en sont un assez clair témoignage. L’architecture moderniste correspond, en Argentine, à une période de grande puissance économique et cette fascination pour cette architecture est une façon d’entretenir dans ces lieux la nostalgie de ce qu’ont pu être les années 1950/60 dans ce pays.

Ces boîtes lumineuses peuvent faire penser à des salles de musées où tout est
impeccablement présenté. As-tu regardé le travail de Lynn Cohen ?

On n’est effectivement pas très loin de la salle de musée, dans le sens où une époque, une architecture, un certain design occidental sont totalement fétichisés. Ces lieux semblent saisis dans un espace-temps, ils semblent figés, cristallisés.
Je connaissais le travail de Lynn Cohen et je pense que je devais avoir pas mal de ses images à l’esprit lorsque j’ai réalisé ce travail. La photographie des artistes conceptuels a également été très importante pour moi, j’ai commencé à les découvrir après l’exposition Les passages de l’image qui a eu lieu au début des années 90 à Beaubourg. Cette photographie a été très libératrice pour moi.

Cette série a-t-elle été exposée ? Et quels sont les formats ?

Cette série a été montrée lors du Festival Fotoencuentros 2005 à Cartagena en Espagne, la dimension des images est de 100 x 100 cm.

W

W, Paris 2004

W, Paris 2004

Ce sont des images réalisées au téléobjectif du point de vue du piéton dans les quartiers d’affaires de Paris, Bercy, la Défense, mais aussi Issy-les-Moulineaux. Ce travail a été présenté en 2004 au festival de Lectoure sous la forme d’une bâche de 3 x 6 m sur laquelle 77 images étaient disposées les unes à côté des autres de façon à reproduire un effet de façade. Par la suite j’en ai fait un diaporama sur DVD avec une réalisation sonore faite avec le compositeur Robert Rudolf. Le film a été présenté, d’octobre à novembre 2006, dans l’exposition « La région humaine » au Musée d’art contemporain de Lyon.
À travers un vrai travail de montage, mais aussi un travail sur le son que je relierais volontiers aux travaux panoramiques de Présences désagrégées, on retrouve la question de la perception de l’extérieur vers l’intérieur avec l’architecture comme dispositif de l’image et ce rapport de contradiction entre le modernisme, son orthogonalité et en permanence les reflets qui font onduler l’architecture en lui donnantun caractère très baroque si l’on peut utiliser ce terme.

La claustrophobie persiste elle aussi à travers ces postures de fatigue et qui sont « la gestualité du tertiaire ». Il y a une dimension sociale, esthétique, culturelle et bien sûr, dans notre imaginaire français cette idée de la ville moderne et donc une idée du paysage urbain américain, ce qui nous conduit à parler de la série sur laquelle tu travailles depuis deux ans et qui porte sur la ville de New York. Il s’agit d’une recherche formelle et radicale. À l’issue du film, combien de voyages as-tu fait à New York ?

Sans titre, New-York 2007

Sans titre, New-York 2007

SANS TITRE

J’ai fait 5 voyages en tout. J’ai fait mon premier voyage aux Etats-Unis en décembre 2003. J’étais imprégnée par mes images sur Paris et Buenos Aires lorsque je suis arrivée à New York qui est, si l’on peut dire, la capitale du modernisme.
Lors de mon séjour, alors que je découvrais la ville, j’ai été frappée par ces vitrines, ces halls d’accueil qui dans leur agencements, dans le traitement de la couleur ou de la lumière pouvaient citer des œuvres minimalistes.

Après ce voyage j’ai commencé à me documenter sur les tendances émergeantes de l’architecture contemporaine et je me suis aperçue qu’il existait effectivement une tendance s’inspirant d’installations de l’art contemporain visant à proposer de nouveaux rapports à l’espace. Si à Paris, à Londres j’ai pu observer quelques unes de ces architectures, je n’ai jamais retrouvé la force de ce phénomène qui m’est
apparu à New York.

A New York cette tendance s’affirme au-delà de l’architecture la plus sophistiquée. Il y a une telle profusion de signes visuels dans la ville qu’adopter l’épure, travailler sur l’absence de signes peut-être une mesure radicale pour se démarquer de la richesse d’information urbaine et être une stratégie efficace pour aimanter le regard.
J’ai décidé d’entamer un projet sur ce rapport à l’espace et à la lumière en 2005, cette année-là j’ai fait un court séjour pour faire des repérages et organiser les prises de vues. J’ai vraiment commencé ce travail en avril 2006 : j’ai fait un séjour d’un mois pendant lequel je me suis essentiellement concentrée sur les espaces qui font du design d’atmosphère. Je n’ai photographié que des lieux qui m’étaient accessibles depuis la rue. J’ai fait le choix de les prendre de manière frontale comme s’il s’agissait d’œuvres d’art. Ces boutiques, ces magasins, ces restaurants, ces halls d’immeubles, je les ai trouvés dans le centre et le sud de Manhattan. Tout au long de mes recherches, de mes randonnées nocturnes, j’étais entourée par les tours de Wall Street, de la 6° et de Park avenue.

C’est donc assez naturellement que je me suis tournée vers les motifs de cette architecture qui avaient pu influencer les artistes minimalistes pour orienter mon travail sur le dialogue qui existe dans cette ville entre l’art et l’architecture.

Dans tes précédents travaux, tu avais repéré des espaces modernistes par ta culture des connivences, des jeux, des pointes d’ironie : cependant on a l’impression que la synthèse de ton travail se trouve dans ce projet, s’agit-il de l’aboutissement d’un cheminement personnel ?

Si je me suis assez rapidement intéressée à l’architecture moderniste c’est en grande partie grâce à sa capacité à générer des images. Lorsque aujourd’hui j’observe l’ensemble de mon travail j’ai l’impression que je n’ai jamais cessé d’essayer d’attraper des images en suspension. Grâce à la photographie je peux superposer une expérience physique et visuelle du lieu, elle me permet d’accéder à une dimension optique des espaces qui me serait inaccessible autrement. Cette série réalisée à New York s’achève sur une série de reflets de lumières colorées sur une surface réfléchissante. Terminer ce travail sur une image abstraite mais aussi sur une pure sensation visuelle est finalement un aboutissement assez logique de la démarche que je poursuis depuis une quinzaine d’années.

Tu vas vers la radicalité de ces références au modernisme, au minimalisme ou au photoconceptualisme.

Les trois séries d’images que j’ai réalisées à New York sont effectivement l’aboutissement d’un cheminement personnel, je n’aurais pas pu réaliser ces photographies dix ans plus tôt, mais elles ne sont pas moins le fruit d’une expérience que, j’en suis persuadée, seule cette ville pouvait m’offrir. New York est la capitale du modernisme et a été l’un des foyers du minimalisme, dans cette ville le dialogue entre ces deux courants est permanent et se répercute à tous les niveaux, dans l’architecture la plus sophistiquée à la plus vernaculaire.
La photographie est avant tout pour moi liée à l’expérience d’un territoire ou d’un espace, c’est dans cette dimension que je me sens de fortes affinités avec la photographie telle que l’ont exploitée de nombreux artistes conceptuels.

C’est donc un design d’atmosphère qui a motivé ton enquête, tu as insisté sur la radicalité en termes de lumière, de cadrage, de couleurs qui sont presque absentes dès lors ?

Dans le deuxième volet de ce travail je me suis tournée vers les tours de bureaux. Voulant retrouver, dans l’architecture cette dimension qui avait pu inspirer les minimalistes, je souhaitais faire émerger les motifs architecturaux provoqués par la lumière industrielle.
J’ai photographié les tours de nuit afin de privilégier le rythme des néons, au téléobjectif afin d’écraser les perspectives ; j’ai corrigé les parallaxes, afin d’enlever toute profondeur aux images.
Effectivement, le minimalisme ne s’offre pas tel quel à l’optique, pour l’obtenir cela nécessite une formalisation. La surface moderniste possède une capacité baroque et ondulatoire. Il est intéressant de voir comment un travail photographique permet de rappeler que le fonctionnalisme du fluo n’a de sens dans cette architecture qu’en raison de sa présence dans la sculpture minimaliste.

Sans titre, New-York 2007

Sans titre, New-York 2007

A Soho je suis tombée sur la vitrine de cette boutique Helmut Lang : 12 néons répartis en trois séries de quatre, posés verticalement font face au piéton. Il n’y a pas de vêtement en devanture, pas même la marque des objets qui sont vendus, pas de nom de boutique, juste la diffusion lumineuse des néons. La stratégie commerciale de cette marque est bien de jouer de l’ambiguïté entre l’art et la mode, le design de ses boutiques emprunte toujours à l’architecture des galeries d’art et très souvent on y croise des œuvres.

La Fondation Donald Judd se trouve à une cinquantaine de mètres de là, la volonté d’entrer en résonance avec le minimalisme est clairement affirmé. Cette politique m’est apparu d’autant plus évidente qu’une oeuvre de Dan Flavin était exposée au rez-de-chaussée de la Fondation, lorsque j’ai découvert cet endroit.

Le minimalisme est né dans le décor et revient au décor. On retrouve tes préoccupations pour l’architecture, néanmoins tu as développé un certain radicalisme jusqu’à l’ultime volet de cette série sur New York.